FacebookTwitter

Cartographier le coronavirus

le jeudi 2 avril 2020 dans Environnement, Espace, Flux, Risques, Société | 0 commentaire

Confinés par le coronavirus COVID-19 qui sévit actuellement, c’est l’occasion de se pencher sur la géographie des risques sanitaires. Mon intention n’est pas de rajouter une couche anxiogène à la situation, ni de vous exaspérer avec un sujet qui est devenu l’objet central des conversations, mais de vous communiquer quelques informations et liens provenant de sources fiables du point de vue géographique. Ce n’est donc pas un texte personnel, mais un choix de documents de réflexion.

La santé est un des domaines qui concerne la géographie, d’une part parce qu’elle est liée à la démographie (naissances, décès, espérance de vie…), aux conditions climatiques et économiques, à l’accès aux soins, tant du point de vue de l’importance des moyens (investis par l’Etat, mais aussi des capacités financières des patients) que la proximité géographique, la diffusion des maladies contagieuses et des épidémies, étudiée sous ses aspects spatiaux et temporels.

1. Définitions

Le glossaire du site Géoconfluences propose  67 résultats correspondant au critère “Géographie de la santé : espaces et sociétés“. La géographie de la santé est définie comme: 

Aujourd’hui, la géographie de la santé, à la croisée de la géographie des maladies et de la géographie des soins, a pour objet l’analyse sociale et spatiale de l’offre de soins et du recours aux soins, des inégalités de santé des populations, des déterminants de santé susceptibles de contribuer à la promotion ou à la dégradation de leur santé, de la distribution des maladies. Elle situe la pathologie et le malade dans son espace global en analysant le rôle et l’impact des faits de santé sur l’activité humaine.
Ses objectifs et ses applications peuvent être : la définition des territoires de la santé ; la mesure de l’encadrement sanitaire de la population ; la recherche de l’équité pour évaluer l’ajustement du système de soins aux besoins de santé. Pratiquée depuis l’échelle internationale ou nationale jusqu’aux échelles locales (région, communauté), la géographie de la santé contribue à la réflexion sur la planification et sur l’aménagement sanitaires du territoire. En situant, localisant, mesurant, répartissant des faits de santé, le géographe dispose d’outils cartographiques (non exclusifs) pour exprimer, à différentes échelles les gradients de ces disparités et de ces inégalités socio-spatiales.

Le site définit la flambée épidémique:

Une flambée épidémique est la brusque augmentation du nombre de cas d’une maladie enregistré dans une communauté, dans une zone géographique ou pendant une saison données. Une flambée peut se produire dans une zone restreinte ou s’étendre à plusieurs pays. Elle peut durer quelques jours ou quelques semaines, voire plusieurs années.
Après la période de flambée épidémique, une épidémie peut soit éteindre d’elle-même, soit évoluer en un autre type de phénomène. Ainsi, l’épidémie de sida, qui a débuté en Amérique du Nord, est devenue en quelques années une pandémie concernant tous les continents et tous les pays ; depuis, elle s’est installée durablement partout : le sida est devenu une endémie.

 

2. Un exemple historique d’épidémiologie spatiale: le choléra à Londres en 1854

Partant de son réservoir original, dans le nord-est de l’Inde où il a sévi de manière endémique des siècles durant, le choléra s’est répandu dans le monde entier au cours du XIXe siècle. Les six pandémies qui se sont succédé jusqu’aux années 1920 ont tué des millions de personnes sur tous les continents (voir l’article consacré à l’épidémie du choléra-morbus en Normandie en 1832) et, jusqu’à la Première guerre mondiale, des épidémies de choléra sévissaient partout en Europe, faisant chaque année des milliers de victimes. 

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/sante/SanteDoc3.htm

Un des exemples historiques les plus cités de l’utilité cartographique dans l’interprétation des causes épidémiques est le travail précurseur du docteur John Snow.

Lors de l’épidémie de choléra à Londres en 1854, le docteur John Snow (1813-1858) remarque un agrégat de cas mortels de choléra dans le quartier de Soho, au centre de Londres. Ne croyant pas à l’explication par les miasmes, il avance l’idée d’une contamination par l’eau de la fontaine publique de Broad Street et convainc les autorités locales de la fermer. Dans son essai de 1855, On the mode of communication of cholera, il publie une carte par points destinée à démontrer une corrélation entre l’agrégat de cas mortels autour de Broad Street et la fontaine où les victimes se sont fournies en eau. Il montre que cette eau, prélevée par la compagnie Southwark dans la Tamise, a pu être souillée par les eaux des égouts qui s’y déversent juste en amont.

Snow fut capable de cerner la cause hydrique du choléra sans connaître l’agent, le vibrion ayant été découvert par Koch en 1883. Les autorités de santé publique ont, sur ses recommandations, pu prendre des mesures sanitaires, sans attendre que les mécanismes de la maladie soient totalement élucidés. Le travail de John Snow est donc un exemple précurseur de l’intérêt de l’épidémiologie spatiale (répartition des maladies dans une population) à des fins préventives.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/sante/SanteScient5.htm

 

 

3. Une étude de cas : les flambées épidémiques de choléra à Haïti, 2010 – 2012

L’exemple qui suit montre que les apparences amènent parfois à des conclusions trompeuses. On sait que les séismes, au-delà de la mortalité due à l’effondrement des constructions, provoquent une dégradation sanitaire favorisant les épidémies. En ajoutant la pauvreté endémique d’Haïti et la présence historiquement prouvée de cas de choléra dans le pays, on était tenté de rendre le séisme responsable de l’épidémie qui a suivi. J’adapte un article de Sylviane Tabarly, vous trouverez l’article complet ici:
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/sante/SanteDoc3.htm

Le 12 janvier 2010, Haïti fut dévastée par un séisme dont l’épicentre était situé à 15 km au sud-ouest de la capitale, Port-au-Prince. De magnitude 7 sur l’échelle de Richter, il détruisit et désorganisa une part importante et névralgique du pays et causa la mort d’environ 220 000 personnes. L’aide internationale a alors afflué, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) a été renforcée, et le Conseil de Sécurité a augmenté ses effectifs pour soutenir le redressement, la reconstruction et la stabilisation du pays.

Quelques mois après cette catastrophe, un premier cas de choléra a été enregistré le 14 octobre 2010 dans le département d’Artibonite situé au nord de Port-au-Prince, alors que la maladie avait disparu d’Haïti depuis un siècle environ. Les cas se sont ensuite multipliés rapidement, le long de la rivière Artibonite et sur le plateau central. Plusieurs départements ont été rapidement affectés jusqu’à ce que le pays entier soit touché. Les 5 et 6 novembre 2010, le passage du cyclone Tomas a compliqué la situation et, le 19 novembre, la veille épidémiologique constatait que dix départements haïtiens, la capitale Port-au-Prince, ainsi que la République dominicaine voisine étaient affectés par le choléra. Dans ce contexte, le Conseil de sécurité a porté les effectifs de Casques bleus à plus de 7 340 hommes.

On sait que les catastrophes naturelles comme les séismes, amplifiées par la pauvreté et les déficits de gouvernance, sont susceptibles d’aider à créer et diffuser des épidémies telles que le choléra. Cependant, si l’on observe la carte de l’origine et la prévalence de la pandémie, on constate que le foyer n’est pas localisé là où se trouvent les fortes densités de la capitale et l’épicentre du séisme, mais dans le département d’Artibonite.

De plus, “les recherches sur les caractères biologiques et génétiques de la flambée épidémique ont montré que la souche de V. cholerae responsable différait des souches impliquées dans les épisodes de choléra du reste de l’Amérique latine (Haïti n’avait plus été touchée par le choléra depuis un siècle) et qu’elle était apparentée au “sérogroup O1, sérotype Ogawa, biotype El Tor”, une variante existant en Asie du Sud. Cette souche n’ayant jamais été signalée à proximité d’Haïti.”

Une enquête auprès des populations riveraines de l’Artibonite a permis de constater que beaucoup consommaient l’eau, non traitée, de la rivière et travaillaient dans les rizières du voisinage. Peu disposaient de latrines. D’une manière générale, à la veille du séisme de 2010, seuls 69% de la population haïtienne avait accès à une eau potable. Quant à l’accès aux installations sanitaires, il était passé de 26% de la population en 1990 à 17% in 2010. Par comparaison, 86% de la population dominicaine, sur la partie orientale de l’île Hispanola avait alors accès à l’eau potable, 83% à des installations sanitaires sûres.

Différentes enquêtes épidémiologiques et de terrain ont montré que l’épidémie de choléra en Haïti résultait de la contamination humaine de la rivière Meille et du village situé à 150 mètres en aval du camp de la Minustah. Il y avait une corrélation dans le temps et les lieux entre l’arrivée de soldats népalais [le Népal étant, après le Brésil et l’Uruguay, le plus grand contributeur à la Minustah], provenant d’une zone qui connaissait une épidémie de choléra. On a pu montrer que la Meille drainait les égouts du camp de la Minustah et donc conclure à une importation du choléra en Haïti depuis le Népal.

4. Cartographier le virus Ebola?

Dans le cas de l’épidémie de la maladie à virus Ebola de 2014-2015 en Afrique de l’Ouest, d’innombrables cartes ont été produites sur les sites spécialisés, sur les sites des médias et sur les blogs. La carte s’est révélée en effet un outil privilégié de représentation des données sur la flambée de la maladie, et l’on pourrait l’appeler une « épidémie cartographique ».

La grande gamme de cartes produites tient à la fois au caractère hétérogène des données récoltées et à la multiplicité des producteurs de cartes. En effet, la qualité de la collecte des données est très inégale d’un système sanitaire national à l’autre et rend l’harmonisation difficile. En situation de crise sanitaire, la vérification des informations pouvant provenir d’organismes comme de simples citoyens n’est pas assurée. En outre, dans le cas d’Ebola, les symptômes ne sont pas spécifiques : la fièvre, les douleurs musculaires et abdominales, les nausées et les maux de tête peuvent provenir d’autres affections, qu’il s’agisse de grippe ou de paludisme par exemple. La fiabilité des données laisse donc à désirer : quelle confiance accorder à un assemblage de données venant de sources disparates et à une précision aussi hétérogène ?

L’analyse de quelques cartes produites dans les médias et sur internet à propos de la maladie à virus Ebola en 2014 est l’occasion de s’interroger sur les différents modes de représentation cartographique de cette crise sanitaire.

Comparez les différentes manières de représenter le virus Ebola et ses effets sur les cartes suivantes, quelles sont les informations transmises, avec quelle efficacité, fiabilité, utilité?

Ensuite, consultez les analyses dans l’article d’où est tirée cette étude de cas:

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-de-la-sante-espaces-et-societes/geographie-appliquee/tous-cartographes-ebola

5. Représenter le coronavirus COVID-19 et ses effets

Comparez les différentes cartes réalisées à différents moments de l’épidémie et livrez-vous au même travail d’analyse que pour le virus Ebola ci-dessus.

Nous remarquons ici aussi la diversité des représentations, plus ou moins anxiogènes d’ailleurs, qui ont comme particularité d’être figées dans le temps en montrant le nombre de cas (et de décès) dans le monde à un instant T.

Les données peuvent être représentées de manière absolue (nombre de cas) ou relative (nombre de cas par rapport à la population), au moyen de cercles proportionnels pour les chiffres bruts et de surfaces colorées avec une palette de dégradés reflétant l’intensité du taux. C’est rarement le cas dans les cartes ci-dessus qui relèvent plutôt de l’infographie que de la cartographie.

6. Des sources cartographiques de qualité

Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère, philosophes, montrent (Libération, 2 avril 2020) à quel point les comptes (et donc aussi les représentations graphiques qui les expriment), au-delà de leur fonction d’outil pour circonscrire la pandémie, sont nécessaires pour humaniser un monde en perte de contrôle:

Nous sommes à l’ère des comptes. Parfois, il semble que c’est tout ce qu’il reste de la politique : compter le nombre de malades, de morts dans le monde, en Europe, en France, comparer les chiffres, commenter les commandes à venir des masques, dire combien de TGV sanitaires sont affrétés, le nombre des infectés, des guéris. C’est comme si la politique et les médias, en temps de confinement, se résumaient à tenir des comptes. Chaque soir, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, fait un point de presse qui tient dans un bilan comptable de l’épidémie. Les chiffres ont une fonction thaumaturgique : ils conjurent le trauma singulier, le mettent à distance par l’établissement d’une liste qui renvoie encore à l’organisation d’un monde humain. L’empire des nombres nous réinscrit paradoxalement dans une humanisation du monde, dans la possibilité de l’expliquer et ainsi de tenir à distance la violence de l’événement, et surtout la peur. La restitution des chiffres nous place dans la fonction névrotique de la répétition de la mort et dans son acceptation.

Rappelons tout d’abord les difficultés qui se présentent pour établir une cartographie représentative au plus près de la réalité basée sur des sources fiables ou discutables.

Ces précautions d’usage étant posées, penchons-nous sur des interprétations graphiques de la situation et de l’évaluation du virus un peu plus sophistiquées que celles vues plus haut. Commençons par la Suisse.

Le site https://www.corona-data.ch qui travaille à partir de données publiques (open data) permet de choisir la représentation par cantons de différentes variables: cas absolus ou relatifs (en terme médical: prévalence), cas nouveaux, décès, etc.

Nombre total de cas au 31 mars par canton
Prévalence (nombre de cas pour 10’000 habitants)

Nous pouvons remarquer que le canton de Vaud a dépassé le Tessin en nombre de cas, mais est encore derrière en terme de prévalence.

Nombre total de décès
Evolution sur le mois de mars du nombre de cas et de la prévalence

Le graphique de l’évolution au fil des jours permet bien de situer l’évolution du nombre de cas. Cependant, du fait de la progression spatiale temporellement différenciée, il est difficile de comparer les types d’évolution. Tout en gardant à l’esprit la très grande difficulté de comparer les mesures de différents pays pour les raisons évoquées plus haut, le graphique suivant tiré de 24 Heures du 26 mars 2020 qui fait démarrer les courbes au moment où un pays atteint 100 cas, montre la quasi-stabilisation des cas chinois et coréens et la similarité des progressions de la Suisse et l’Italie. Le principe de ce type de graphique permet des comparaisons intéressantes, mais bien sûr pas de prédictions.

Chaque courbe de ce graphique débute à partir du moment où un pays atteint 100 cas confirmés. Cela permet de comparer l’évolution de la maladie entre ces pays, où l’épidémie s’est déclarée à des moments différents. Les lignes grises en traitillé montrent les trajectoires correspondant à un doublement du nombre de cas tous les jours, tous les deux jours et tous les trois jours. À noter que l’échelle verticale est logarithmique, ce qui signifie que pour chaque graduation, le nombre de cas n’augmente pas linéairement mais est 10 fois supérieur.

Le site Our world in data tient à jour ce type de graphiques de manière très complète, d’après les données de l’European Center for Disease Prevention and Control (ECDC), ainsi que des cartes fiables. Un atout de leurs graphiques est de pouvoir afficher l’évolution des cas (et donc des courbes) en déplaçant un curseur temporel.

Nombre de décès: situation au 7 mars
Nombre de décès: situation au 2 avril
Nombre de décès/million: situation au 2 avril

Si l’on compare les valeurs absolues des décès avec les valeurs relatives à la population, nous pouvons remarquer que l’Italie et l’Espagne restent dans les courbes supérieures, mais que la Corée du Sud et la Chine tendent à se rapprocher (toujours sous réserve de la fiabilité des statistiques!).

Fait plutôt rare à noter, la prévalence de la maladie semble toucher surtout (à l’exception de l’Iran) les pays dits “riches” ou “industrialisés”, et serait presque globalement le négatif des cartes du PIB/habitant.

Wikipedia: Carte monde du PIB par habitant, en PPA (2017)
Source : Fonds monétaire international (avril 2017).

Cherchez quelles pourraient être les raisons de ce constat.

De même, en Italie, ce sont les régions les plus pauvres, celles du Mezzogiorno, qui sont le moins touchées, générant des conflits sociaux internes au pays. (Le Monde, 23 mars 2020)

7. Et après? Qui va être touché?

Le principe d’une pandémie étant de se diffuser mondialement selon des rythmes différenciés, il est évident que l’Afrique n’est pas à l’abri de la pandémie, et que la carence de ses ressources économiques et sanitaires amplifierait dramatiquement les conséquences de la propagation du coronavirus. Ces conséquences seraient sanitaire, mais aussi économiques, dans un continent fournisseur de matières premières à un monde économiquement ralenti.

A l’échelle du continent, l’Afrique du Sud fait figure d’exception, en raison d’une combinaison de facteurs particuliers. Près de 10 millions de personnes (un sixième de la population) y sont porteuses de pathologies fragilisantes d’un point de vue immunologique (dont le VIH), et ainsi potentiellement plus vulnérables face au virus. Le pays est aussi marqué par le taux d’urbanisation le plus élevé d’Afrique et, enfin, l’attente de l’arrivée de l’hiver austral avec sa chute des températures à partir d’avril, supposée favorable au virus.
Cela signifiet-il que les autres pays africains sont protégés ? Pas le moins du monde, comme l’ont compris et anticipé certains d’entre eux. Le Rwanda, le Maroc et Maurice ont déjà pris des mesures de confinement. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire, entre autres, ont décrété l’état d’urgence, et se dirigent vers des durcissements comparables. Le confinement a également été imposé, lundi, à Lubumbashi, en République démocratique du Congo (RDC). A la frontière de la Zambie, dans la région productrice de cuivre et de cobalt, Lubumbashi est le coeur de l’économie minière de la RDC. (Le Monde, 26 mars 2020).

L’Afrique, en partie préservée par la jeunesse de sa population?

En Inde, “Depuis mardi 24 mars minuit, l’Inde est intégralement verrouillée. 1,3 milliard d’habitants sont confinés chez eux pour vingt et un jours. Le premier ministre, Narendra Modi, avait annoncé cette décision quelques heures plus tôt dans un discours télévisé à la nation, demandant que « chaque quartier, chaque ruelle, chaque village » soit cloîtré. […] L’Inde ne dépiste pratiquement pas, et surtout la moitié de la population vit dans des conditions précaires ou isolées.
Tous les indicateurs du pays laissent entrevoir le pire : la densité de la population, la promiscuité des habitants, notamment dans les bidonvilles, le manque d’eau et d’hygiène, un sous-équipement en matière de santé, 0,5 lit d’hôpital pour 1 000 habitants contre 6 en France. Une partie de la population présente des facteurs de risques supplémentaires, en cas de contamination par le coronavirus : l’Inde compte 2,7 millions de personnes atteintes de la tuberculose et 6 % de diabétiques. La démographie indienne peut en revanche constituer un atout, 46 % des Indiens ont moins de 25 ans.” (Le Monde, 26 mars 2020)

Des gens applaudissent en signe de soutien au personnel de santé, à Mumbai, dimanche 22 mars. Rafiq Maqbool / AP

Ces derniers jours, deux chiffres planétaires sont entrés en collision : près de la moitié de l’humanité est sommée de rester chez elle, quand 60% de la population active mondiale vit de l’économie informelle. Sous cette catégorie, les économistes regroupent tous ceux qui travaillent sans être enregistrés au niveau national, le plus souvent depuis la rue ou leur domicile. Le secteur regroupe 85,8% des emplois en Afrique (71,9% en excluant l’agriculture), 68,2% en Asie et 53,1% en Amérique latine.
Des personnes qui «en majorité n’entrent pas dans l’économie informelle par choix, mais du fait du manque d’opportunités dans l’économie formelle et faute d’avoir d’autres moyens de subsistance», rappelle l’Organisation internationale du travail (OIT) […] «Il s’agit notamment des recycleurs de déchets, des vendeurs ambulants, des travailleurs du transport, des salons de coiffure, de beauté, des ouvriers journaliers du bâtiment, des travailleurs domestiques, énumère Florence Bonnet, chercheuse à l’OIT. Et bien d’autres encore, y compris les petits paysans des zones rurales ou périurbaines qui produisaient pour le marché urbain et sont aujourd’hui dans l’incapacité d’écouler leur production.»
Les travailleurs de la rue dépendent de leur gain au jour le jour pour vivre, et «la réduction des heures de travail en raison de la pandémie correspond à une perte de revenu, sans possibilité de toucher des indemnités chômage», note l’OIT. Même s’ils bravent le confinement, leurs recettes s’écroulent, puisque le modèle marchand des vendeurs de rue, par exemple, repose sur le passage. (Libération, 1er avril 2020)

Pour le moment, ce sont les Etats-Unis qui connaissent une flambée épidémique (malgré le voeu de son président d’un redémarrage de la Great America pour Pâques) qui, toutes proportions gardées, va toucher comme en Afrique ou en Inde, la population précarisée, non-syndiquée, non assurée médicalement ainsi que les retraités dont les fonds de pension risquent de s’effondrer:

Près de la moitié des Américains bénéficient d’une assurance santé via leur employeur. Pour des millions de salariés déjà ou bientôt licenciés, à la perte de revenus va donc s’ajouter celle de leur couverture médicale. Plusieurs options existent pour la conserver ou en souscrire une nouvelle, mais cela coûte très cher. Selon la Kaiser Family Foundation, spécialisée dans les questions de santé, le coût moyen d’une assurance familiale en 2018 était de 19 600 dollars (environ 18 000 euros), financés à 71 % par l’employeur. Pour la garder, un employé limogé devra la financer intégralement. Pour éviter une hausse majeure du nombre de non-assurés (environ 28 millions aux Etats-Unis), une dizaine d’Etats, surtout démocrates, ont assoupli les règles de souscription aux assurances subventionnées.
La dégringolade des marchés affecte en outre les dizaines de millions d’Américains qui ont investi en Bourse pour leur retraite, notamment via les fameux fonds «401k». Les plus jeunes ont le luxe de pouvoir attendre un rebond futur des indices financiers. Mais les retraités actuels ou imminents, qui ont vu s’effriter en quelques semaines l’épargne de toute une vie, vont devoir réduire leur consommation. De quoi menacer la reprise économique. (Libération, 26 mars 2020)

Le site d’ESRI, leader des logiciels des Systèmes d’information géographique (SIG, GIS en anglais) ArcGIS qui permet d’associer des données statistiques ou informationnelles à des fonds de carte géographique, montre un exemple d’utilisation de ces technologies pour déterminer les counties potentiellement les plus vulnérables au coronavirus aux Etats-Unis:

“Age and Social Vulnerability in the Context of Coronavirus
US populations that may experience a punctuated need for healthcare in the Spring of 2020″, John Nelson, 26 mars 2020.
https://storymaps.arcgis.com/stories/557dcd77ad504d5faec7e2c5506c86e0,

Les counties des Etats-Unis
(division administrative correspondant plus ou moins à nos communes)
Les points deviennent proportionnels à la population âgée de 60 ans et plus.
On signale en rose les counties appartenant au Social Vulnerability Index (un indice de précarité composé de 15 facteurs, tels que la pauvreté, la promiscuité résidentielle, l’absence de moyen de transport…)
Ne sont conservés que les counties où les plus de 60 ans représentent au moins un tiers de la population.
Et on ne conserve que les counties avec un indice de vulnérabilité supérieur à 0.75.
L’intersection de ces deux conditions (+60 ans et Indice>0.75) nous désigne les counties les plus vulnérables au coronavirus du point de vue socio-économique.
S’il faut se focaliser sur les counties où l’intervention est la plus urgente, on élimine ceux dont la population est inférieure à 100’000 habitants, ce qui nous laisse la carte avec les 4 counties ci-dessus.

Voilà, en gros, la géographie ça sert entre autres à ça!

Michel Lussault, que nous utiliserons pour conclure cet article écrit: “La géographie du Sars-Cov-2, c’est donc bien cet arrangement dynamique et instable de tous ces espaces de grandeurs et de logiques différentes qui se trouvent ajustés et synchronisés par l’opération virale. La puissance géopolitique de l’épidémie procède de cette configuration hyperscalaire”. Nous voyons que la pandémie peut être considérée à plusieurs échelles (multiscalaire), mais que ces échelles étant tellement imbriquées, on aboutit à une “configuration hyperscalaire”, où l’échelle du travailleur informel africain se fonderait dans l’échelle mondiale de la pandémie. Ainsi, il faudrait ajouter à notre série de carte l’évolution actuelle (à défaut d’une évolution prévisible) de la propagation du virus.

8. Echelle mondiale

Pour terminer, envisageons la cartographie du coronavirus à l’échelle du planisphère (source: Center for Systems Science and Engineering (CSSE) at Johns Hopkins University (JHU) Data sources: WHOCDCECDCNHCDXY1point3acresWorldometers.infoBNO, state and national government health departments, and local media reports.)

Il est intéressant de remarquer qu’il y a quelques jours, seule la Chine avait droit à un traitement détaillé par province, alors que maintenant les Etats-Unis ont aussi un traitement cartographique détaillé par Etats.

Réfléchissez aux raisons qui amènent à ces exceptions cartographiques.

9. Conclusion

La conclusion de cette pandémie reste à venir. Certains pensent qu’elle va modifier nos comportements économiques, sociaux, écologiques, d’autres pensent qu’elle n’aura pas plus d’effets que la crise de 2008 qui n’a pas permis une réflexion propice à affronter ce nouveau virus.
Ian Goldin, professeur de la globalisation et du développement de l’Université d’Oxford, fait remarquer dans Le Temps du 28 mars 2020 que:

Après la crise financière de 2008, le président américain George W. Bush avait consulté plusieurs puissances à travers le monde, dont les Chinois et les Européens. Un premier sommet du G20 avait été organisé au niveau des chefs d’Etat. Cela avait permis de limiter la casse. La crise ne s’était pas transformée en Grande Dépression.
Le contraste avec aujourd’hui ne pourrait pas être plus saisissant. Les Etats-Unis tournent le dos à la coopération internationale, voient le coronavirus comme une menace de l’étranger. On assiste à un effondrement de l’offre et de la demande.
Certains estiment que cela pourrait mener à une déglobalisation. Ce n’est pas mon analyse. Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le Covid-19, on assiste déjà depuis quelque temps à une fragmentation extrême des chaînes d’approvisionnement. La pandémie n’a fait qu’accélérer ce processus.
L’évolution technologique, les imprimantes 3D, la robotique et l’automatisation ont permis de rapatrier des centres d’appel, des bureaux administratifs. Une telle fragmentation a un avantage: elle permet de maximiser la division internationale du travail. Dans les pays avancés, le capital est moins cher, les machines et leur entretien aussi. La technologie et le souhait des consommateurs d’avoir des produits toujours plus customisés poussent à un rapatriement (reshoring). Ce dernier est aussi renforcé par la montée du protectionnisme et du populisme au lendemain de la crise financière de 2008. Les politiciens sont sous pression pour faire revenir sur leur territoire des sites de production.
Le problème, c’est que, ce faisant, on rapatrie la production, mais pas des emplois.

Entre mondialisation et démondialisation, le coronavirus pose la question des inégalités sociales et de la réponse à y apporter, du protectionnisme mais aussi de chaînes d’approvisionnement plus proches de nos vies et de nos habitats, du statut des “invisibles” qui sont les seuls que l’on voit aujourd’hui au quotidien faire la caisse, distribuer notre courrier, débarrasser nos poubelles, de l’emprise des firmes transnationales et des GAFA sur nos vies, du rôle de l’Etat et du contrôle des sociétés…

La géographie est un outil comme d’autres, qui permet récolter des données de terrain, de proposer et développer des outils d’analyse, de se confronter aux autres sciences, de la biologie à l’économie, de spatialiser les phénomènes pour faire apparaître des (cor)relations, de montrer comment s’articulent les relations entre confinement privé et espace public, entre individu et société.

Une dernière carte, celle de l’espérance de vie de quelques pays entre 1832 et 2019. On peut remarquer les pays affectés par la Première et la Seconde guerre mondiale en terme d’espérance de vie (en 1877, on vivait en moyenne jusqu’à 40 ans en Suisse, 83,8 ans en 2019!). On peut aussi remarquer ceux qui ont été affectés par la première mais pas par les seconde, du fait de leur neutralité et de l’absence du virus de la grippe espagnole!

Nous pouvons conclure avec Michel Lussault, géographe et professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, qui exprime dans toute sa complexité géographique ldes enjeux spatiaux de ce nouveau virus dans Libération du jeudi 2 avril 2020:

Comment ce micro-organisme a-t-il réussi à s’imposer comme opérateur géopolitique global et à agir bien au-delà de son ordre de grandeur qui est celle des corps qu’il contamine et bien au-delà aussi de sa sphère d’action qui est celle des organismes infectés, pas celle des marchés mondiaux et des Banques centrales ? Je ferai l’hypothèse que sa puissance est d’origine géographique, car il tire parti des caractéristiques du «Monde» contemporain et s’affirme comme un «opérateur spatial» redoutable, c’est-à-dire une entité qui réalise des opérations spatiales (ici une diffusion épidémique) dotées d’effets spectaculaires sur toutes les autres entités auxquelles il se lie. […]
Pour le comprendre, on doit rappeler ce qu’est «le Monde» : un système géographique d’échelle terrestre qui procède de l’urbanisation généralisée de la planète, enclenchée dans sa phase la plus active après 1950. Un système, donc, qui englobe tous ses composants (des entités humaines et des entités non humaines) et où tout est interrelié : le Monde contemporain est un buissonnement d’interdépendances, qui mettent en relations spatiales des phénomènes et objets très hétérogènes. Dès que quelque chose advient quelque part, cela déclenche des réactions partout où des liens sont tendus, et les effets peuvent être sans commune mesure avec l’impulsion initiale. […]
Le virus doit sans doute en partie son efficacité à son déploiement initial en Chine, dont le développement urbain et économique a orienté la mondialisation. Mais, plus généralement, la carte de son implantation coïncide avec celle des agglomérations urbaines – et notamment des grandes, là où les agrégations de population sont les plus importantes. Au sein même des zones touchées, l’épidémie a trouvé des foyers particulièrement virulents dans des lieux de rassemblement : temples, églises, stades, marchés couverts, malls. Notre virus prospère là où la coprésence est marquée et l’interaction sociale intense.
La géographie du virus suit donc celle de l’urbanisation planétaire car il emprunte les réseaux de liens que celle-ci installe. Il est parfaitement adapté à la mobilisation générale, fondamentale dans notre système Monde, où tout et tous circulent tout le temps et partout. Ainsi, le virus est devenu un voyageur planétaire, incorporé par ses hôtes et les accompagnant dans tous les modes de circulations possibles et assurant ainsi sa diffusion de pathogène. En ce sens, il est normal que le tourisme ait été un médium idéal tant il s’est mondialisé et massifié – c’est une activité du grand nombre et de la proximité.
Le Sars-Cov-2 a bénéficié de ce que j’appelle «l’hyperspatialité» : tout opérateur spatial au sein de ce système du Monde est, en raison même de ce que la vie urbanisée suppose, potentiellement connecté et au contact d’un nombre indéfini d’autres. Cette hyperspatialité a assuré l’empan mondial de la pandémie. Elle permet aussi de comprendre «l’hyperscalarité» de Sars-Cov-2 : il est présent et agissant à la fois et dans le même temps à son échelle de micro-organisme, à l’échelle de chaque corps qu’il infecte, à celle des aires urbaines où l’épidémie se diffuse, à celle de l’Etat qui organise le confinement en parade à cette expansion accélérée et généralisée, à celle du Monde sous stress devant l’avancée inexorable et fulgurante de la Covid-19. La géographie du Sars-Cov-2, c’est donc bien cet arrangement dynamique et instable de tous ces espaces de grandeurs et de logiques différentes qui se trouvent ajustés et synchronisés par l’opération virale. La puissance géopolitique de l’épidémie procède de cette configuration hyperscalaire.

Rédiger un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.